Note du traducteur :
Deux raisons me poussent à publier une nouvelle traduction du « Manifeste Subtropical ».
Premièrement, la précédente version, hébergée sur le site Mediapart, était scindée en deux parties : un billet d’introduction, et la traduction du Manifeste à proprement parler téléchargeable sous forme de fichier .pdf. Hélas, au gré des métamorphoses du site, les pièces jointes sont passées à la trappe, et cette version n’est donc plus accessible au public depuis un bout de temps.
Deuxièmement, malgré la dizaine d’années qui sépare les deux traductions, et le quart de siècle qui s’est déroulé depuis l’écriture de l’original, ce dernier n’a rien perdu de sa pertinence. Instantané satirique d’une arène politique proprement surréaliste, le Manifeste nous aide à comprendre, en dépit de toutes ses dérives comiques, la manière dont les manipulations cyniques, la violence physique et le pillage généralisé ont pu anéantir tout espoir de démocratie dans les esprits russes en quelques années.
Vladimir Pribylovski (1956-2016), l’auteur du Manifeste, faisait partie de ceux qui avaient très envie de croire à l’arrivée d’une démocratie à l’occidentale en Russie. Historien, politologue, militant proche des milieux qu’on pourrait qualifier, dans les réalités russes, comme étant social-démocratiques (en première ligne, le parti Iabloko de G. Yavlinski), il s’est néanmoins opposé au manège électoral des années 1990 en fondant son propre parti, la « Russie Subropicale », qui pastichait dans son programme-manifeste les absurdités de la vie politique à l’aube des élections parlementaires de 1995. Après l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, Pribylovski restera dans une opposition inflexible et active au gouvernement: il publiera plusieurs livres sur la corruption, et finira sa carrière médiatique traqué et harcelé par les défenseurs du régime.
Car, en dépit de toutes les références datées, des jeux de mots parfois douteux et des plaisanteries de circonstance, une partie alarmante de ce que le Manifeste espérait être de mauvaises blagues s’est muté, au fil des années, en de pénibles réalités. Du statut tant convoité de superpuissance bananière à la question de la Crimée, en passant par les interminables tentatives de contre-propagande monumentale, les échos dans l’actualité ou l’histoire récente ne manquent pas. La dernière fois, j’ai utilisé les Pussy Riot, la piscine Moskva et la cathédrale du Christ Sauveur comme prétexte, aujourd’hui j’évoquerai l’interminable question du « réaménagement » du mausolée de Vladimir Lénine.
En septembre de l’année dernière, l’Union des architectes de Russie a amorcé une nouvelle fois le débat en émettant une proposition de transformer le mausolée en succursale du Musée de l’architecture : ledit musée porte le nom de Chtchoussev, l’architecte ayant projeté le mausolée, et se situe à quelques centaines de mètres du Kremlin de Moscou. Comme toutes les précédentes tentatives de soulever cette question, le résultat se résume pour l’instant à un échange de pets dans l’eau, à cette nuance près qu’il se déroule maintenant principalement entre les blogosphères : libéraux et impérialistes font front commun pour dénigrer Lénine et tout ce qu’il représente, les marxistes défendent tant bien que mal leur relique face à la puissance de ces deux propagandes réunies.
Le seul allié de circonstance des marxistes sur la question n’est autre que Vladimir Poutine, qui a toujours été opposé, dans ses déclarations, à l’enterrement de Lénine, l’argument invoqué étant la volonté de ne pas froisser les susceptibilités de ceux pour qui il représente de grands accomplissements de la nation russe. Mais, en parallèle, Poutine rate rarement une occasion de dénigrer l’aspect socialiste de l’URSS, trollant régulièrement la gauche à coup de « bombes atomiques posées par Lénine sous l’État russe » et citations d’Ivan Iline qui s’insinuent depuis longtemps dans ses discours. Nourries par ces contradictions, les théories abondent : la droite, surtout libérale, accusant promptement Poutine d’être malgré tout un admirateur secret du communisme (il fait juste très bien semblant de ne pas l’être), alors que la gauche subodore un simple attentisme populiste doublé d’une peur sincère devant les remous que pourrait provoquer l’enterrement du Guide de la Révolution.
Sous le poids de ces paradoxes, la société russe s’est décomposée en trois camps majeurs : celui du déni, celui du cynisme, et celui de l’apathie. Le premier réinstaure les tendances les plus réactionnaires, le deuxième pousse à la roue, le troisième attend que ça se passe. Employant une tactique similaire à celle de l’appareil répressif, la propagande procède à des campagnes massives qui dépassent de loin l’ampleur des événements, où une rue renommée ou une stèle inaugurée rebondissent pendant des semaines, des mois et des années dans la sphère médiatique. Des monuments aux héros Blancs de la guerre civile apparaissent petit à petit, notamment en Crimée, lieu des hauts faits militaires et politiques du baron Wrangel ; le philanthrope orthodoxe Malofeev propose de renommer à ses frais toutes les rues aux accents soviétiques de la ville de Tarusa, le maire reporte la décision d’un an « pour permettre aux habitants d’en discuter ».
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N.B. : Étant donné que mes notes sont plus volumineuses que le texte du manifeste lui-même, j’ai choisi d’intercaler les commentaires entre les différents chapitres au lieu de les regrouper en bas de page, afin d’exposer le contexte au gré du décryptage des références.
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LE MANIFESTE SUBTROPICAL
Propositions électorales
Le Mouvement non-enregistré [1] et pan-national [2] « Russie Subtropicale » propose :
1. Dans le domaine d’une réforme climatique radicale
a) Approuver par voie de référendum (selon le schéma « oui, oui, non, oui » [3]), puis mettre en application par décret du Président une température environnementale pan-nationale de 20 degrés minimum en toute saison.
b) Par décision de la Cour Constitutionnelle, reconnaître une température d’ébullition de l’eau à 50 degrés comme étant conforme à la législation de la Fédération de Russie
c) Augmenter le degré de la vodka jusqu’à la même mesure par une décision du Conseil de Fédération. Passer outre l’éventuel veto présidentiel grâce à un échantillon de vodka expérimentale à 50 degrés « Tchernomyrdine » [4] (variante « Belopypine » [5])
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1 Le parti « Russie Subtropicale » s’est vu refuser le droit de participer aux élections législatives de 1995. Lors de ses échanges avec les autorités électorales, V.P. a essayé de faire passer l’absurdité du projet en revoyant certaines de ses ambitions à la baisse (notamment ne pas instaurer un climat subtropical sur l’ensemble du territoire, mais uniquement dans les zones où la majorité de la population y serait favorable), mais le ministère de la Justice a tout de même fini par juger que le projet entrait en contradiction avec l’article 57 de la loi sur la préservation de l’environnement, « Conception et réalisation de projets ayant un impact considérable sur l’environnement ».
2 Всенародное, de все (tout) et народ (peuple), généralement utilisé dans des tournures comme всенародный референдум ~ « référendum national/populaire ».
3 En référence au référendum du 25 avril 1993, plébiscite organisé par le président Boris Eltsine dans le but de légitimer ses actions dans la lutte qui avait lieu contre le parlement hérité du système soviétique, le « Congrès des députés du peuple ». Les questions posées étaient : « 1. Faites-vous confiance au président de la Fédération de Russie? » « 2. Approuvez-vous la politique socio-économique menée par le président et le gouvernement de la Fédération de Russie depuis 1992 ? », « 3. Estimez-vous nécessaire l’organisation d’une élection anticipée du président de la Fédération de Russie ? », « 4. Estimez-vous nécessaire l’organisation d’élections anticipées [du congrès] des députés du peuple de la Fédération de Russie ? ». Les médias fraîchement reconvertis et l’appareil publicitaire naissant, les chaînes de télévision nationales en premier lieu, matraqueront dans des spots publicitaires peu subtils les choix favorables au président : « oui, oui, non, oui » (да, да, нет, да). Les deux premières questions, purement consultatives, ont obtenu, de peu, les 50 % symboliquement nécessaires ; les deux dernières questions, pouvant avoir des impacts institutionnels, nécessitaient l’approbation de 50 % des inscrits sur les listes électorales, mais aucune n’obtiendra suffisamment de voix (la question de la réélection du président donnera à peu près autant de « oui » que de « non », alors que la question de la réélection du parlement, même si elle a récolté près de deux tiers de « oui », a tout de même manqué quelques millions de voix pour avoir un effet juridique).

4 Viktor Stepanovitch Tchernomyrdine, premier ministre, resté dans les mémoires grâce à sa longévité à ce poste (plus de 5 ans, entre fin 1992 et début 1998) et à ses aphorismes, les « tchernomyrdinki », immortalisés par la culture populaire, les plus connus étant « On a voulu faire au mieux, mais on a fait comme d’habitude » ou « On n’a jamais vu ça, et voilà que ça recommence ».
5 Tcherno ~ « noir », morda ~ « gueule » ; Belo ~ « blanc », popa ~ « fesses ».
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2. Politique énergétique
Après instauration du régime climatique subtropical, vendre « Gazprom » au Groenland. Verser les fonds récolés aux membres du gouvernement de « Notre Maison la Russie » [6] en guise de prime de licenciement.
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6 Наш дом – Россия, parti fondé en 1995 par V. Tchernomyrdine et Rem Viakhirev (tous deux également fondateurs de la compagnie Gazprom), en vue d’obtenir une majorité présidentielle à la Douma, la chambre basse du parlement, réélue cette année même, deux ans seulement après les précédentes élections anticipées de 1993 qui ont fait suite à la crise constitutionnelle. « Notre maison la Russie » subira en 1995 un échec cuisant face au PCFR de G. Ziouganov.

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3. Sauvegarde des monuments
a) Renommer le Mausolée de V. I. Lénine en Maison du marchand Ipatiev [7]. Reconnaître la momie de l’avocat Blank [8] en tant que restes de la famille impériale [9] et les enterrer dans l’excavation sur la Place du Manège [10]. Organiser un procès ecclésiastique posthume de Fanny Kaplan pour tentative d’assassinat rituel de l’Empereur de toutes les Russies [11].
b) Restaurer la piscine « Moskva », détruite avec barbarie. Ériger la Cathédrale du Christ-Sauveur à la place du Stade Aquatique. [12]
c) Repeindre le Kremlin du rouge-brun en blanc-bleu-rouge [13].
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7 Également connue en français comme la « villa Ipatiev », lieu où l’empereur Nicolas II, sa famille et ses domestiques ont été exécutes sur décision du Soviet régional de l’Oural. Il existe de nombreuses rumeurs et hypothèses d’après lesquelles l’exécution aurait été ordonnée par Lénine en personne.
8 V. I. Oulianov (alias Lénine) était juriste de formation et avocat de métier. Blank est le nom de jeune fille de sa mère, et ce patronyme est souvent utilisé par les nationalistes et autres monarchistes pour insinuer les racines juives de Lénine.
9 La première moitié de la décennie ‘90 sera marquée par l’exhumation des restes de la famille impériale et par les interminables débats liés à leur authentification et à leur canonisation. Après une ultime analyse, les restes seront enterrés en 1998 dans la nécropole impériale de la Cathédrale Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg et la canonisation de la famille impériale sera approuvée en 2000 par l’église orthodoxe russe.
10 En 1993, la mairie de Moscou lance le chantier (projeté depuis 1989) du centre commercial sous-terrain « Okhotnyï Riad », situé en-dessous de la Place du manège, à quelques pas du Kremlin. Les travaux seront considérablement retardés (le centre ne sera inauguré qu’en 1997) par les nombreux artefacts culturels découverts lors de l’excavation et les fouilles archéologiques qui ont dû se dérouler avant le début des travaux de construction.

11 Avec toutes les autres théories conspirationnistes et réactionnaires qui ont refait surface à l’époque, il y avait celle affirmant que l’exécution de la famille impériale s’était déroulée selon un rituel cabalistique / sioniste / sataniste / franc-maçon / etc. Voir, par exemple, quelques épisodes médiatiques récents autour de ces théories : l’article « Pourquoi l’église [orthodoxe russe] a-t-elle pensé que l’assassinat des Romanov était rituel ? [Почему убийство царской семьи показалось церкви ритуальным?] », BBC Russia, 28 Novembre 2017 ; le livre de l’écrivain nationaliste Oleg Platonov, Les meurtres rituels (Олег Анатольевич Платонов – Ритуальные убийства), 2015.
12 En 1931, le pouvoir soviétique dynamite la Cathédrale du Christ Sauveur et prévoit de construire à la place un édifice d’une hauteur avoisinant les 500m, le Palais des Soviets, destiné à héberger le Soviet Suprême. La pose des fondations de ce bâtiment s’étalera sur toutes les années 1930. En 1941, quand la deuxième guerre mondiale touche l’URSS, une grande partie des fondations déjà posées seront réutilisées pour l’effort de guerre (notamment la défense de Moscou en hiver 1941). Après la fin de la guerre, les soviétiques ont mieux à faire et le projet restera gelé jusqu’en 1958, quand il sera décidé d’utiliser les fondations encore présentes pour faire une énorme piscine à ciel ouvert, simplement nommée «Moskva». En 1994, cette dernière est à son tour détruite, et la Cathédrale du Christ Sauveur est reconstruite à l’identique, ou presque : les Russes blagueront longtemps sur la présence de parkings souterrains et surnommeront ce nouveau temple «Sauveur-sur-les-Garages» («Spas na Garajah», parodie de l’appellation «Spas na Krovi», «Sauveur-sur-le-Sang-Versé»).

13 Les murs du Kremlin de Moscou, construits en brique rouge par des Italiens dans la deuxième moitié du XVe siècle, ont été recouverts d’un enduit blanc dès 1680, et cette couleur sera plus ou moins maintenue sous l’Empire Russe. Sous le pouvoir soviétique, lors des successifs travaux de restauration du Kremlin, les restes d’enduit blanc ont été enlevés pour redonner aux murs leur couleur d’origine.
Le terme « rouge-brun » est inventé à l’époque (paraît-il, par le « Centre Antifasciste » de Prochetchkine, mentionné plus loin dans le Manifeste) pour désigner l’opposition au régime de Boris Eltsine, mêlant les communistes les plus réactionnaires et les nationalistes les plus fervents. Fin 1991, la Fédération de Russie restaure le drapeau impérial (blanc, bleu, rouge) en tant que symbole national, et fin 1993, elle restaure également l’aigle bicéphale, avec ses couronnes, son sceptre et son orbe en guise d’armoiries.
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4. Contre-propagande monumentale
a) Ériger au centre du Kremlin une statue de groupe à la Laocoon : « Eltsine, Chakhraï [14] et Bourboulis [15] brisant les fers constitutionnels », dédiée aux événements de septembre-octobre 1993.
b) Ériger sur la Place Rouge un buste ailé de Mathias Rust en signe de reconnaissance de ses mérites dans la lutte des habitants de Russie contre l’occupation soviétique.
c) Sur la Place de la Russie Libre devant la Maison Blanche [16], installer le monument « Le Président Boris Ier le Démocratisateur chevauchant un tank » [17]
d) Couronner le monument de la Victoire sur le Mont Poklonnaïa d’une statue du président Reagan en pose de Saint-Georges terrassant l’idole païenne Niké.
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14 Sergueï Chahraï (Сергей Шахрай), vice-président du gouvernement russe de 1991 à 1996, un des auteurs de la constitution adoptée en 1993 après la crise constitutionnelle.
15 Guennadi Bourboulis (Геннадий Бурбулис), haut fonctionnaire, député et proche de Boris Eltsine, il est l’un des signataires des accords de Belaveja.
16 Surnom donné par les russes à la Maison du Gouvernement, anciennement Maison des Soviets, un bâtiment qui s’est trouvé au centre des deux crises : défendu par les libéraux en août 1991 lors du « putsch de Moscou » communiste, il deviendra en 1993 le bastion des national-communistes s’opposant au gouvernement libéral de Eltsine.

17 En référence au célèbre discours prononcé du haut d’un char par Boris Eltsine le 19 août 1991.

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5. Idéologie d’état
a) Interdire tous les symboles fascistes, à l’exception du tricolore du général Vlassov [18] et de « l’étoile de la Vierge » du gefreiter Barkachov [19]. Confier la rédaction de la loi correspondante au Centre Antifasciste du lieutenant-chef Prochetchkine [20].
b) Considérer le communisme du PCFR comme étant national sur la forme et chrétien-orthodoxe sur le fond. Nommer Guennadi Ziouganov ober-procureur du Saint-Synode. [21]
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18 Le retour du tricolore impérial ne s’est pas fait sans remous et objections, car le drapeau a été utilisé lors de la Deuxième guerre mondiale par des forces collaborant avec les nazis contre l’URSS, symbolisés par « l’Armée Vlassov ». Officiellement, le drapeau de la ROA était la croix de St-André, redevenu dans les années 1990 le drapeau de la marine militaire russe.
19 Alexandre Barkachov, leader du mouvement nationaliste et paramilitaire RNE (Русское национальное единство – Unité Nationale Russe) noyau dur des milices organisées par les national-communistes lors des affrontements d’octobre 1993. Le symbole du RNE était une croix gammée à peine maquillée. Barkachov est l’ancien numéro deux de la Société « Mémoire », (Национально-патриотический фронт «Память»), organisation national-monarchiste avec un penchant pour un chauvinisme impérialiste, radical et judéophobe. Gefreiter fait référence au grade porté par Hitler lors de la Première guerre mondiale ; l’armée russe ayant emprunté aux armées étrangères la majorité de ses noms de grades, celui-ci n’est pas une exception et s’utilise toujours sous sa forme russisée iefreïtor (ефрейтор) dans l’armée russe moderne.

20 ONG en vue sur la scène politique au début des années 1990, ayant essayé (hélas en vain) de contrer la montée des sentiments nationalistes et xénophobes.
21 Parmi toutes les blagounettes de ce texte, certaines sont incroyablement proches de ce qui est devenu une réalité dans la Russie moderne. Ainsi, Guennadi Ziouganov, dirigeant du Parti Communiste de la Fédération de Russie (PCFR/КПРФ), pilier de l’opposition fantoche siégeant au parlement depuis les années 1990, a multiplié ces dernières années les déclarations visant à amadouer l’église orthodoxe russe, notamment lors de la récente réforme constitutionnelle qui (ré-)introduit la « foi en Dieu » en tant que valeur officielle et nationale.
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6. Écologie
a) Classer le banquier Goussinski [22] en tant qu’espèce rare et l’inscrire au Livre rouge [23]. Nommer le général Korjakov [24] ministre de l’écologie.
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22 Oligarque, propriétaire de médias, notamment de la chaîne NTV, qui constituera une forte concurrence aux chaînes nationales au début des années 1990 et sera notamment très critique du gouvernement lors de la Première guerre de Tchétchénie. Il sera définitivement éloigné de la vie politique et médiatique au début des années 2000.
23 Comme je l’avais déjà mentionné dans un précédent billet, le « Livre rouge » (Красная Книга), pour un Soviétique, ce n’est pas un quelconque traité communiste, mais le registre des espèces protégées.
24 Chef du service de sécurité présidentiel au début des années 1990, un des « hommes forts » de l’époque. Boris Eltsine, contrarié par la ligne rédactionnelle de NTV (hostile à la campagne militaire activement préparée par le pouvoir), a chargé Korjakov de harceler Goussinski et sa société « Media-Most » sous tous les prétextes possibles. Le 2 décembre 1994, Korjakov organise une descente dans les locaux de NTV, obligeant Goussinski à s’exiler à Londres pendant un temps, mais NTV ne taira pas ses critiques. En 1999-2003, lors des épisodes successifs de « l’affaire NTV », le gouvernement de Poutine finira par faire passer Media-Most sous le contrôle de Gazprom-Media, et purgera la chaîne de tout contenu indésirable. Pour plus de détails, lire, par exemple, « 1994-2001, chronique de “L’affaire Goussinski”, et du conflit entre NTV et le pouvoir russe ».
Korjakov finira limogé de toutes ses fonctions en 1996, suite au scandale pré-électoral connu comme « l’affaire de la boîte de Xerox ».
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7. Astrologie
Fusionner l’astrologie avec le christianisme orthodoxe et considérer comme religion officielle. Interdire la sociologie et la chiromancie en tant que sectes totalitaires.
8. Astronomie.
a) Décerner à la constellation du Cygne le grade de général [25] et la déclarer zodiacale.
b) Considérer les constellations zodiacales du Cygne, de l’Écrevisse [26] et du Brochet [27] comme formant le Congrès des Communautés Russes [28].
c) Renommer l’étoile « Alpha du Centaure » en « Oméga » pour le manque de professionnalisme affiché à Boudionnovsk [29].
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25 Le général Alexandre Lebed (son nom de famille signifie « cygne » en russe) était un militaire devenu célèbre en 1993-1994 pour son rôle dans le règlement du conflit en Transnistrie. Il fera une petite carrière politique (son poste le plus notable ayant été Secrétaire du Conseil du Sécurité en 1996), interrompue par sa mort dans un accident d’hélicoptère en 2002.
26 En russe, le mot рак signifie à la fois « écrevisse » et « cancer ».
27 « Le Cygne, l’Écrevisse et le Brochet » (Лебедь, Рак и Щука) est une fable de I. Krylov avec une morale sur les dissensions internes (les trois personnages doivent tirer ensemble une charrette, mais sont incapables de le faire dans la même direction).
28 Mouvement national-réactionnaire fondé par Dmitri Rogozine, et mené, lors de la campagne électorale de 1995, par A. Lebed, Sergueï Glaziev et Youri Skokov.
29 Boudionnovsk est le lieu d’une tristement célèbre prise d’otages qui marquera un tournant dans la Première guerre de Tchétchénie. Le « Groupe Alpha », détachement des forces spéciales dépendant des services de renseignement (le FSB) était chargé de mener les assauts contre les terroristes retranchés dans un hôpital, mais toutes les tentatives se solderont par des échecs et des victimes supplémentaires, forçant le gouvernement fédéral à des négociations humiliantes avec les rebelles tchétchènes.

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9. Politique intérieure
Décerner au président Eltsine, au premier-ministre Tchernomyrdine et au terroriste Bassaiev le Prix National de la Paix. Récolter les fonds nécessaires en augmentant la TVA en Tchétchénie et à Boudionnovsk [30].
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30 Les pourparlers avec les séparatistes seront menés par le premier-ministre Tchernomyrdine, donnant naissance à un autre mème : « Chamil Bassaïev, parle plus fort ! ». Le gouvernement fédéral s’engagera à résoudre le conflit par des négociations, ce qui mènera, un an plus tard en 1996, aux accords de Khassaviourt, signés par nul autre que Lebed, fraîchement nommé secrétaire du Conseil de Sécurité…

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10. Politique extérieure
a) Interdire aux icebergs de traverser les eaux territoriales russes.
b) Dans un dernier élan vers le Sud [31], rendre au peuple la vallée de l’Alazani et la ville d’Agdam [32]. Organiser un concours sur le thème « qui prendra le dernier wagon vers le Nord » [33].
c) Quitter la CEI [34] et rejoindre l’Organisation des États Américains (OEA) en qualité de superpuissance bananière.
d) Former un espace subtropical unifié incluant la Russie, la Californie et les états d’Afrique du Nord.
e) Faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle exclue de son code pénal la loi sur la fraude [35].
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31 Последний бросок на юг – Titre du livre écrit en 1993 par Vladimir Jirinovski, exposant les thèses fascistes et national-populistes qui feront sa renommée. De cet ouvrage naît le mème sur les « soldats russes lavant leur bottes dans l’Océan Indien », qui fait fureur au moment où l’Otan installe ses bases dans les anciens pays du pacte de Varsovie.
32 Deux hauts lieux de la viticulture dans le Caucase, l’un à la frontière de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan, l’autre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Agdam est une ville-fantôme depuis les années 1990, suite au conflit du Haut-Karabagh.
33 Référence à un autre ouvrage de V. Jirinovski – Последний вагон на север (1995) – dans lequel il expose son projet populiste de rassembler tous les « nuisibles » (comprendre – les hauts fonctionnaires/politiciens « corrompus » et « faux patriotes ») et des les exiler dans le « dernier wagon » éponyme.

34 Organisation de libre-échange et de collaboration politique née sur les ruines de l’URSS, elle inclura, à sa création, toutes les anciennes républiques à l’exception des pays baltes.
35 En ukrainien dans le texte : chakhraïstvo (шахрайство), en référence à S. Chakhraï (voir note 14)
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11. Commerce.
Organiser une importation régulière d’excédents de température en provenance des pays d’Asie Centrale et d’autres pays chauds et frontaliers.
12. Fêtes nationales
a) Reconnaître le 28 septembre, jour du salut miraculeux du Président Eltsine des eaux d’une rivière inconnue (quand il avait un sac sur la tête) comme jour férié et fête nationale [36]. Chaque année, conduire en ce jour le rituel d’eltsinage en baignant la Constitution, les speaker de la Douma d’État et le dirigeant de l’Administration Présidentielle, emballés dans des sacs de riz vietnamien dans la fontaine en face du cinéma « Rossiya ». Eltsiner le maire de Moscou dans une trouée dans la glace à chaque réveillon du nouvel an.
b) Dorénavant, la Nuit de l’Indépendance (12 juin) [37] devra s’appeler « Jour de la libération du joug criméen ». [38]
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36 Référence à un incident peu connu en Occident et aujourd’hui grandement oublié en Russie qui a marqué la carrière de Boris Eltsine. En 1989, il est victime d’une prétendue tentative d’assassinat lors de laquelle on aurait essayé de le noyer dans une rivière en le jetant d’un pont après lui avoir attaché un sac de riz sur la tête. La question est débattue dans une session parlementaire retransmise en direct à la télévision, et contribuera à consolider l’image d’un Eltsine réformateur persécuté par le KGB car voulant pourfendre la bureaucratie soviétique. Toutefois, des années après, les détails de l’incident restent si flous que les théories du complot abondent. Alexandre Korjakov, témoin partiel des événements, a remis en doute leur authenticité dans son livre Борис Ельцин: от рассвета до заката.
37 Le 12 juin 1990, le Congrès des députés du peuple adopte par une majorité écrasante la « déclaration de souveraineté », qui annonce la création d’institutions démocratiques en Fédération de Russie, parallèles au pouvoir soviétique. La république se désiste de son rôle de noyau de l’URSS, précipitant la chute de ses plus hautes institutions. La déclaration est signée par B. Eltsine, alors président du Congrès – un an plus tard, jour pour jour, il sera élu Président de la Fédération de Russie au suffrage universel. Les conspirationnistes ne manqueront pas de noter que le 12 juin est l’anniversaire de Bush-père, alors président des États-Unis.
38 Même si le démantèlement de l’URSS a été accompagné par plusieurs conflits ethniques ou frontaliers (Abkhazie, Ossétie, Transnistrie, Haut-Karabagh, Kirghizistan), une grande partie des républiques se sont arrangées pour garder les frontières en soviétiques en vigueur et se sont engagées à ne pas y toucher. Ainsi, la Crimée, rattachée à la République Soviétique d’Ukraine sous Khrouchtchev, est revenue à l’Ukraine fraîchement indépendante. La Russie y perdait une conquête historique, une de ses stations balnéaires favorites, une base majeure de sa marine de guerre et les chantiers navals afférents. Dans les faits, les citoyens de Russie pouvaient se rendre librement en Crimée, mais la Russie a été obligée de louer la base de Sébastopol et de céder une partie de ses navires à l’Ukraine, qui a commencé à se rapprocher de l’Otan. La montée des tensions politiques dans les deux décennies qui ont suivi ont débouché sur le statut de la Crimée tel que nous le connaissons de nos jours.
Le « joug criméen » est une référence au joug mongol et au Khanat de Crimée, un état formé sur les décombres de la Horde d’Or et qui sera, durant presque toute son histoire (XVe – XVIIIe siècles), un adversaire sur la frontière sud-ouest de l’état russe, lançant régulièrement des incursions ou des razzias sur son territoire.
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13. Réforme constitutionnelle progressive.
a) Mettre en application la 2e Constitution de Koudriavtsev [39], fondée sur le principe de séparation des pouvoirs dans le temps : conformément à ce principe, le président élu au suffrage universel dissout immédiatement le parlement ; le nouveau parlement, élu après un certain temps, destitue immédiatement le président, et ainsi de suite.
b) Compléter la Constitution avec l’article « Droit du magistrat de la ville [40] ». Considérer le droit à la propiska comme étant un droit inaliénable du magistrat. [41]
c) Introduire dans la constitution un article sur « l’index d’eltcynisme [42] d’un candidat à la présidence ». Mesurer l’eltcynisme en degrés (Celsius) en fonction du nombre de promesses oubliées (par an). Interdire aux candidats avec un index d’eltcynisme nul ou négatif le droit de se présenter aux élections.
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39 Clin d’œil de l’auteur à son collègue Ilya Koudriavtsev de l’Institut des Recherches Politiques et Humaines (Институт гуманитарно-политических исследований – ИГПИ), membre de Russie Subtropicale.
40 Градоначальник ~ « Dirigeant/magistrat de la ville », terme désuet datant de l’époque impériale, revenu à la mode dans le langage journalistique après la chute de l’URSS, en complément du titre officiel de « maire ».
41 La propiska, « permis de résider » datant de l’époque des tsars, et conservé dans une certaine mesure à l’époque de l’URSS, notamment dans les grandes villes, afin de limiter la migration intérieure. Je ne sais pas si ce passage fait référence à une déclaration d’un personnage particulier (Loujkov?) ou à un autre épisode du débat public ayant marqué les esprits à l’époque. Peut-être s’agit-t-il d’une simple raillerie de l’auteur sur le fait que cette institution n’a pas disparu dans la nouvelle Russie démocratique.
42 En russe, « Eltsine » et « cynisme » fusionnent de manière encore plus organique grâce à la présence de la lettre « ц » (Ельцин + цинизм = ельцинизм).
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14. Finances
Renommer le rouble en « voucher » [43]. Sur le billet d’une valeur de « 1 million de vouchers » [44], représenter le tableau du peintre Glazounov [45] « Tchoubaïs le Privatisateur ordonne au voucher de se changer comme par magie en deux “Volgas” » [46].
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43 En 1992-1993, le gouvernement entame une campagne de privatisation massive des entreprises construites par l’état soviétique. Chaque citoyen touche un « voucher » (ваучер), surnom donné aux « chèques de privatisation », d’une valeur nominale de dix mille roubles, représentant à l’époque soviétique le prix d’une automobile locale « haut de gamme » comme une Volga. On promet à la population qu’on les aidera à investir cette somme dans des actions des entreprises privatisées et qu’ils doubleront leur capital.
44 Dans les faits, les réformes dérapent et approfondissent la crise économique, et l’inflation galopante qui l’accompagne incite les gens à se débarrasser au plus vite des vouchers, qui seront rachetés pour une bouchée de pain par les futurs oligarques (ou simple magouilleurs de passage) peu scrupuleux, puis utilisés pour s’offrir des usines entières elles aussi vendues à « prix d’ami ». Comme le note S. Kara-Mourza « le voucher de Kakha Bendoukidze valait OuralMach, et le voucher d’un quidam valait une bouteille de vodka ».

45 Ilya Glazounov (1930-2017), peintre soviétique puis russe, connu pour le réalisme patriotique de ses tableaux et ses convictions monarchistes et réactionnaires.
46 Anatoli Tchoubaïs, à la tête de la gestion du patrimoine de l’état russe entre 1991 et 1994, acteur central de la privatisation, resté dans les mémoires pour avoir promis, comme tous les membres du gouvernement de l’époque, un enrichissement rapide et généralisé de la population, notamment en estimant la valeur du voucher à deux automobiles « Volga » en tenant compte des dividendes potentiels. La promesse a tellement marqué les esprits qu’un article entier lui est dédié sur le wiki russophone.
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15. Réforme de l’armée.
Renommer tous les bosquets de chênes en bosquets de cyprès [47]. Considérer Pavel Gratchev [48] comme étant le plus grand cyprès de Russie.
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47 Dans l’imaginaire et le langage populaire russes, un « chêne » (doub – дуб) désigne une personne d’une intelligence limitée et difficile à ébranler. Dans les dictons et expressions, cette image est souvent associée au militaire moyen – « Plus il y a de chênes dans l’armée, plus notre défense est solide » (Чем больше в армии дубов – тем крепче наша оборона). Dans la première version de ma traduction, j’essayais de franciser la blague en parlant de « glands de chêne » et « cônes de cyprès ».
48 Ministre de la défense sous Boris Eltsine, premier militaire en Russie post-soviétique à avoir reçu le grade de général d’armée.
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16. Réforme agraire et denrées alimentaires
a) Réorganiser le ministère de l’agriculture en une société anonyme (SA) « Commandements de Lénine ».
b) Faire du district autonome de Komi-Permiak [49] le principal centre de la production de bananes.
c) Désigner les bananes et les citrons comme étant les herbes officielles. Graisser la patte à l’aigle bicéphale avec une banane.
d) Obliger Jirinovski et Nemtsov à boire deux cent litres de jus d’orange chacun (charger Lioubimov de verser le jus) [50].
e) Interdire à l’adolescent Savenko d’utiliser le nom de famille Limonov. [51]
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49 Ancienne subdivision territoriale de la Fédération de Russie dans la région de l’Oural, fusionné en 2005 avec l’oblast de Perm suite à un référendum.
50 Référence à un célèbre incident entre Boris Nemtsov et Vladimir Jirinovski, sur le plateau de l’émission-débat « un contre un » animée par Alexandre Lioubimov.

51 Savenko est le véritable nom de famille d’Édouard Limonov (de limon, « citron »). La tournure est une référence au titre de son roman autobiographique L’adolescent Savenko [Подросток Савенко], connu en France par son sous-titre Autoportrait d’un bandit dans son adolescence.

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Le mouvement « Russie Subtropicale » déclare solennellement :
Dans une république bananière doivent pousser des bananes !
Le leader du mouvement, Vladimir Pribylovski, gardien de nuit.
Le 12 août 1995, à Moscou
Un commentaire sur “La Russie sera Subtropicale ! (V. Pribylovski, 1995)”