Lors de la traduction d’un texte littéraire en général, et poétique en particulier, la question des éventuelles inspirations et références se pose toujours, même s’il s’agit de déterminer de manière plus ou moins plausible leur absence. Le titre du morceau traduit plus bas – время не ждёт, « le temps n’attend pas » ne fait pas trop de doute : quelqu’un, quelque part, a probablement utilisé ces mots exacts, et ils sont restés dans les mémoires. Et une recherche, même superficielle, confirme que c’est arrivé plusieurs fois en des contextes variés et avec des intentions bien différentes, qu’il devient curieux de comparer entre elles.
Les recherches en russe sur время не ждёт renvoient, sans grande surprise, au treizième album du groupe Tchaïf (sorti en 2001) et à la chanson éponyme, mais également au roman Radieuse Aurore (Burning Daylight) de Jack London, traduit en russe sous le titre Время-не-ждёт, « [Le] Temps-n’attend-pas ». La célèbre traductrice Nora Gal explique ainsi ce choix de sa collègue Vera Toper :
Il y a fort longtemps, on a traduit chez nous, et plus d’une fois, un roman de J. London sous différents titres : « Le jour flamboie » ou même (ne serait-ce pas en honneur de Vladimir, prince de Kiev ?) « Rouge-soleil ». C’était le surnom du héros, sa locution favorite. Personne ne s’était dit que ces mots sonnaient de manière un peu étranges dans une contrée connaissant une longue nuit polaire. Et quand on s’est interrogé là-dessus pour la première fois, il est devenu évident que le sens de la locution était tout autre : burning daylight signifie en anglais « le temps n’attend pas » ; le héros a soif de vivre, il est impatient, il brûle de l’intérieur, d’où la locution et le surnom.
Nora Gal, Le verbe vivant et mort, 1972
Les recherches en français sur l’expression « le temps n’attend pas » m’ont donné une fois de plus l’occasion d’être confronté à cette plaie de la philosophie pour les masses que sont les « sites de citations ». Même quand ils sont rattachés à des journaux professionnels, ils ne s’embarrassent généralement pas de vous fournir une quelconque référence ou source utile (la seule exception notable et fort agréable étant le site du Monde), tout en inondant des pages et des pages de recherches dans les moteurs grand public, des plus monopolistes aux plus alternatifs.
Par exemple, vous risquez de tomber plus d’une fois sur une phrase attribuée à Machiavel : “Le temps n’attend pas, la bonté est impuissante, la fortune inconstante et la méchanceté insatiable.” Si ce passage n’est pas un apocryphe et a été également traduit en russe, la tournure utilisée est probablement très différente du français. Dans le Machiavel russifié, je n’ai retrouvé время не ждёт que dans le prologue de La Mandragore traduite par N. Ostrovski, là où le texte français, dans la traduction de J.V. Périès, dit « afin de ne point dépasser l’heure ».
Mais, chose peut-être plus surprenante, les sites de citations francophones attribuent également la formule « le temps n’attend pas » à Vladimir Lénine, la sabrant au passage de tout contexte, la transformant en une espèce d’allégorie sphérique dans le vide. Seul le site du Monde vient à la rescousse, et m’oriente dans mes recherches vers « Les leçons de la crise », article de Lénine paru dans le journal Pravda suite à la « crise d’avril » (et repris dans le 31e tome de ses œuvres complètes) :
La leçon est claire, camarades ouvriers ! Le temps n’attend pas. De nouvelles crises suivront la première. Dirigez toutes vos forces vers l’instruction des retardataires, vers un rapprochement massif, fraternel et direct […] avec chaque régiment, chaque groupe des couches laborieuses qui n’a pas encore ouvert les yeux ! Dirigez toutes vos forces vers votre propre consolidation, vers l’organisation des ouvriers du bas vers le haut, jusque dans chaque district, chaque usine, chaque quartier de la capitale et de ses faubourgs !
V.I. Lénine, « Les leçons de la crise »
Pravda n°39, 6 mai 1917
Ce « temps » qui n’attend pas n’est donc pas, dans le cas de Lénine, une matière philosophique et diffuse, ou un feu intérieur mystique, mais une époque, un instant très concret, un appel à intensifier la lutte pour les esprits (et donc, pour le pouvoir) face au Gouvernement provisoire, afin d’exclure les concessions que ce dernier est prêt à faire aux tendances impérialistes.
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Dans les interviews promotionnelles dédiées à la sortie de l’album Le temps n’attend pas, en 2001, Vladimir Chakhrine, chanteur et principal parolier du groupe, ne mentionne pas Machiavel, Lénine ou la traductrice de London en tant qu’inspiration pour la tournure, probablement parce qu’il se rend compte de sa relative banalité, et si elle est l’écho d’une lecture de jeunesse ou d’un slogan communiste, il ne juge pas pertinents de le mentionner. Inévitablement, le temps qui passe amène des questions sur l’underground soviétique, dont Tchaïf est l’un des vétérans [1].
– [Intervieweuse] À quel point votre vision des événements à venir, en 1985, quand le groupe a été fondé, correspond à la manière dont ce temps s’est effectivement écoulé ?
– [V. Chakhrine] En 1985, nous vivions une vie différente, dans un pays différent. Nous ne pouvions ni imaginer ce qui allait se passer, ni en rêver. Nous jouions de la musique par ennui : personne n’avait l’intention d’en faire une carrière, de gagner de l’argent. Il n’y avait pas de mots comme « promotion », « lancement » ou « rotation » dans notre vocabulaire. Nous jouions pour protester contre l’uniformité qui nous entourait. Plus tard, nous avons écrit des chansons ouvertement contestataires comme « Où êtes-vous, où ? », « Pas grave ». J’ai récemment réécouté la chanson « Pas grave » et j’ai compris que je ne la jouerai ni ne la chanterai plus jamais. Ce temps est révolu, je ne ressens plus ce que je disais dans cette chanson. Même si on me proposait de la modifier ou de la jouer à nouveau, ce ne serait plus pareil, ce serait faux. Le monde change, nous-mêmes et notre statut social change avec lui. Ce serait bête aujourd’hui de faire semblant d’être ces p’tits gars des chantiers ou ces étudiants de première année. Je suis devenu une personne plutôt aisée et sollicitée, j’ai la possibilité de réaliser quasiment toutes mes idées. Nous étions naturels à l’époque et, aujourd’hui encore, nous essayons de rester nous-mêmes. […]
– [Intervieweuse] Le temps est une substance très abstraite. C’est pour ça qu’il est bizarre d’entendre un album qui lui est dédié, après l’album Chekogali [1999] qui se concentre sur les thèmes du quotidien […]
– [V.C.] La chanson « Le temps n’attend pas », qui a donné son titre à l’album, a été écrite à l’époque de Chekogali. C’est une chanson qui, comme un vin de qualité, se bonifie avec le temps. Une fois, mon vieux carnet téléphonique étant trop abîmé, je me suis mis à recopier son contenu dans un nouveau carnet. Et je me suis rendu compte avec horreur que je n’avais pas vu depuis des dizaines d’années la moitié des gens qui y étaient inscrits ! Je ne les avais pas vus, entendus, ou bien je savais simplement et pertinemment qu’il n’étaient plus de monde. Cela m’a tellement choqué que la chanson s’est écrite tout de suite, d’elle-même.
Interview réalisée par Svetlana Goudioj
pour le magazine Vach Dosug [Votre Loisir] (2001)
Je ne peux m’empêcher ici de noter ce que je perçois comme une certaine malhonnêteté intellectuelle de la part de Chakhrine. Les deux morceaux de son répertoire qu’il cite comme étant « contestataires » peuvent aussi bien être dépeints comme des illustrations de son opportunisme : « Pas grave » a été écrit en 1989, quand la glasnost battait son plein, et publié en 1990 de façon très officielle sur le label Melodiya, à une époque où intégrer un discours anti-soviétique, anti-communiste dans la propagande officielle était déjà devenu la norme [2]. « Où êtes-vous, où » enfonce le clou : publié en 1996, il ressort l’épouvantail des répressions staliniennes au moment même où Tchaïf est l’une des vedettes de la tournée pro-Eltsine « vote ou perds », dont la stratégie de communication joue en grande partie sur la peur d’un retour à un communisme totalitaire [3].
Pour ma part, n’étant pas un grand amateur de l’œuvre de Tchaïf, et m’étant avant tout intéressé à leurs albums auto-édités en URSS, j’ai ignoré (ou alors totalement oublié) ce morceau durant les vingt dernières années. Je ne l’ai (re)découvert que récemment, de manière fortuite, mais j’y ai trouvé un écho inattendu de mes propres émotions. Cette adaptation ne fait donc pas partie de celles que j’ai essayé de longuement peaufiner, elle a été réalisée dans l’urgence d’un moment, face à un instant implacable. Peut-être pourra-t-elle se bonifier, au fil du temps, avec quelques corrections ou idées plus inspirées que ce que je vous livre aujourd’hui.
Je ne m’arrêterai pas sur chaque approximation ou maladresse de ma version, mais je me contenterai d’annoter les plus importantes pour la compréhension du texte. J’avoue que, par endroits, le symbolisme de la poésie d’origine m’échappe, ou alors je le trouve trop maladroit pour le traduire avec effort et conviction, ce qui n’améliore pas le résultat compte tenu de défauts déjà inhérents à ce genre d’exercice et de mes propres capacités à versifier, cumulés à mon obsession sourciste.
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Le temps n’attend pas,
Quelque chose n’a pas marché.
On jette un œil à son carnet –
Un siècle que certains n’ont pas sonné –
Ici on met une croix,
Plus jamais il ne viendra.
Le temps n’attend pas,
Comme coincées à midi dans un bouchon,
Les perles [4] s’éparpillent
Dans la boîte en carton.
Elle nous offrait ses bracelets, [5]
Mais plus personne ne les trouvera.
Seul l’écho des montagnes, comme avant, chantera
Mimant les voix des amis d’enfance,
Ces voix deviennent un silence
Le temps n’attend pas.
Le temps n’attend pas,
Et nous somme comme ravis
De répandre entre nous des poisons exquis,
À voix haute on prétend avoir compris,
Et pour les excuses,
Tout le monde en trouvera
Le temps n’attend pas,
Les regards sont fatigués
Alvin Lee vient à Moscou ,
Mais t’en as rien à cirer
C’est juste une course derrière ceux qui sont à côté.
Et pourquoi ? Personne ne comprendra.
Seul l’écho des montagnes, comme avant, chantera
Mimant les voix des amis d’enfance,
Ces voix deviennent un silence.
Le temps n’attend pas.
Le temps n’attend pas,
Et il t’agrippe par la main,
Le miroir ment à nouveau, t’assurant le matin :
Aujourd’hui tu n’es juste pas en forme,
À midi, ça passera.
Seul l’écho des montagnes, comme avant, chantera
Mimant les voix des amis d’enfance,
Ces voix deviennent un silence.
Le temps n’attend pas.
Seul l’écho des montagnes, comme avant, chantera
Mimant les voix des amis d’enfance,
Ces voix deviennent un silence.
Le temps n’attend pas.
Le temps n’attend pas.
Titre original : Чайф – «Время не ждёт»
Album homonyme, 2001.
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1. Le groupe se réunit pour la première fois en 1983, adoptant le nom Tchaïf et sortant son premier album auto-édité (sur bobines magnétiques) en 1985.
2. Voir, à ce sujet, les traductions de la série d’articles « Rock-Lobotomie » de K. Siomine
3. Voir, à ce sujet, la traduction de l’essai de I. Kormiltsev, « La grande escroquerie du rock’n’roll – 2 »
4. En russe : бисер, c’est-à-dire des « perles à enfiler »
5. En russe : фенька, mot d’argot désignant un « bracelet de l’amitié », généralement tressé. Possède une place particulière dans la sous-culture hippie/rock (post-)soviétique.
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Illustration de Vassia Lojkine