Parler des chansons de Mike Naoumenko est, parfois, assez facile : les souvenirs des amis, collègues, disciples et simples témoins des événements ont été consignés dans de nombreuses biographies et mémoires dédiées à Mike en personne ou à la vie de la bohème de Leningrad en général, et des sites compilant les song facts citent ces ouvrages et résument les différentes versions des événements de manière fort pratique. Il ne reste qu’à paraphraser ou à citer.
La « Chanson du gourou » revient au thèmes de la spiritualité et des ésotérismes orientaux déjà abordés par Mike dans « La Ballade de Kroki, de la Balle et du Karma », mais au lieu de la fable rigolote, nous avons affaire à une miniature cynique et visionnaire. Cette chanson est souvent comparée à Vyssotski et Dimitrievitch, même si Mike ne fait pas ici preuve de la recherche poétique du premier et ne fait qu’emprunter les interjections tziganes [1] au second, mais cela importe peu, au fond. Ce qui importe, c’est que moins d’une décennie après l’écriture de ce morceau, Mike verra les risibles charlatans du dimanche balayés par de sinistres escrocs d’envergure nationale.
La mode des petits gourous bouddhistes était passée, l’heure était au super-médiums : Anatoli Kachpirovski et Alan Tchoumak irradiaient leurs « ondes positives » via la télévision nationale, et une foule de manipulateurs de plus petit calibre se sont faufilés dans leur sillage. La chiromancie traditionnelle et les champs bio-énergétiques dernier cri, les prédictions de Nostradamus et les prophéties de Baba Vanga [2], les salons de voyance et les sectes totalitaires [3], tout cela a trouvé un terreau fertile dans des consciences fraîchement labourées par une propagande d’État au paroxysme de ce qui était soit son cynisme sans bornes, soit son incompétence la plus totale.
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Mike était connu pour son athéisme. Un athéisme de principe. Et être athée, c’est se mettre en travers de tout. En travers du courant, appelez-le comme vous voulez, Dieu ou le Dao… Et, par principe, Mike, pourtant si fragile, faible, mais totalement indépendant, se posait en travers de tout. Oui, il était prêt au compromis dans les affaires quotidiennes […], mais il était, dans ses principes, en opposition à Dieu, au Dao, à tout. […] Malgré sa fragilité, sa faiblesse et sa marginalité, il est resté sur ses positions jusqu’au bout, ce qui lui vaut mon plus grand respect. Ce n’était pas, à mon avis, des positions sages, mais elles étaient à cent pour cent cohérentes.
Boris Grebenchikov,
cité dans Mike: Le droit au rock (1997) [4]
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Une des légendes affirme que la direction parodique de [l’album] LV est née suite à l’écoute de la composition « Hare Krishna », tirée d’un énième album chrétien-bouddhiste de Youri Morozov [5]. Assis dans l’appartement de Kolia Vassine [6], Mike s’est soudain mis à parler des expériences religieuses de Morozov, à quel point elles étaient déconnectées de la réalité.
— Ce serait bien de railler tout ça et d’en faire un rock’n’roll – a déclaré Mike, puis il a commencé à imiter un twist […] et à chanter tout haut – Hare Krishna, Hare Krishna !
Cette idée s’est matérialisée avec la « Chanson du Gourou », l’une des compositions centrales de l’album LV.
— Je pense qu’il y a partout des gens qui aiment parler abondamment du Zen-bouddhisme, de Krishna, de Rama, mais qui n’y comprennent pas grand-chose – c’est ainsi que Mike a introduit la chanson lors d’un de ses concerts en appartement au début des années 1980 [7] – La « Chanson du Gourou » est dédiée à toutes ces personnes. Si vous voulez lui reprocher une trop grande ressemblance avec Vyssotski, vous aurez parfaitement raison.
A. Kouchnir, 100 albums magnétiques du rock soviétique [8]
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La chanson « Le Gourou de Bobrouïsk » est un morceau de circonstance, un blatniak dans l’esprit d’Aliocha Dimitrievitch, artiste dont Mike plaçait les chansons au-dessus de la plupart des créations du « rock russe ». […] En fait, il s’agit d’une dédicace à Youri Morozov, une personne admirable qui n’est, hélas, plus de ce monde, un des meilleurs ingénieurs-son de notre pays. En plus de cela, Youri écrivait des chansons, était un bon chanteur, guitariste, claviériste et batteur : il visait à maîtriser autant d’instruments que possible, il était de ceux qui défendaient « l’école [classique] » en musique, n’aimait pas les fausses notes et considérait que la musique rock est un art musical majeur. En somme, même s’il jouait du rock, il était l’antithèse des cercles que nous fréquentions avec Mike, BG et Tsoï. Nous avions un regard tout à fait différent sur la musique, et Mike d’autant plus. Il aurait pu pardonner à Morozov la musique barbante, mais Youri écrivait également les textes de ses chansons, et ces textes mettaient Mike hors de lui.
« Je donnerais tout au monde pour que ce ne soit pas toi qui meure sur la croix, mais moi, crucifié par ton amour. Prends ma prière. Tu vois bien que je péris parce que je t’aime, je t’aime. »
C’est l’une des meilleures chansons de Morozov, merveilleusement chantée et enregistrée de manière tout à fait sincère – Youri croyait toujours sincèrement ce qu’il chantait, il était chrétien (même si, au moment où Mike a découvert son œuvre, Morozov était plus entre le Yoga et le Bouddha, il ne viendra à la chrétienté que plus tard).
La religion et la foi […], Mike n’en parlait jamais, mais étant donné qu’il était quelqu’un d’intelligent – de très intelligent – il ne pouvait être qu’un athée convaincu. Il ne supportait pas les motifs religieux dans le rock’n’roll, et quand il entendait quelqu’un chanter sur ce thème (qui plus est avec des vers un peu gauches), Mike entrait en rage.
Il me semble que ce qui irritait le plus Mike dans les chansons de Morozov, c’était leur sincérité absolue. […] D’après moi, Mike pensait que déverser ses sentiments religieux de manière si directe dans du rock’n’roll était vulgaire, et il ne pouvait pas supporter la vulgarité.
A. Rybine [9] : Mike. Le temps du rock’n’roll (2010) [10]
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Bonjour, je vous viens de Bobrouïsk [11],
J’suis un gourou, dans votre langue ça veut dire « professeur ».
Je vais vous expliquer le sens d’la vie,
J’suis un pro moi, sans dec’, pas un amateur.
Hé, toi, au septième rang avec la vinasse [12] !
Qu’est-ce tu te l’enfiles au goulot, attends, j’te donne un verre.
Tu m’le rendras avec une gorgée, mais tu ferais mieux d’écouter
Les gens intelligents pendant qu’t’es pas encore par terre
On commence avec un petit retour dans l’histoire,
Et puis on passera à la pratique après cela
Donc tout ça a commencé en ces jours mêmes
Où Jésus Christ a dit « Om » pour la première fois.
Puis Bouddha, lui aussi était des nôtres :
Il a décrété l’amour sur toute la Terre ;
Le port des fleurs, de la barbe, et des hairs jusqu’aux épaules,
Et l’interdiction formelle de faire la guerre
Et maintenant on passe à l’auto-contemplation :
Ce qui ont un lotus avec eux, allez, en position ! [13]
Hé mec, il serait temps de savoir que le lotus,
C’est un genre de fleur, et pas une marque de savon [14] !
Et si chez vous y’a un truc qui tourne pas rond,
Alors la méditation va vous aider en un éclair.
Eh, la girl ! J’t’ai dit méditation, pas masturbation !
Non mais tu me fais halluciner, lalalalère… [sic]
Maintenant, un chouïa de musique sainte
Pour faire voler nos âmes à l’unisson,
J’vais vous mettre du Youri Morozov :
Une sorte de Krishna, également objet d’adoration.
Bon, maintenant, c’est l’heure de plonger en soi,
Mais pas trop loin quand même, après faudra revenir.
Ne vous gênez pas pour aller dans le plan astral pour un rien,
Si vous croisez le Nirvana, dites-lui bonjour, comme quoi c’est un plaisir.
Passons à une petite leçon de zen-bouddhisme :
Allez, frappe ton voisin de toutes tes forces dans la mâchoire !
Tu piges ? La voilà, l’illumination.
Vous captez ? C’est ça, c’est ça : je le lis dans vos regards.
Hé ouais les gars, la paix, l’amour, c’est pas de la gnognotte,
D’ailleurs c’est ce que disait George Harrisson.
Allez, tout l’monde reprend en chœur « Haria Krishny » [15]
Et on commence à s’aimer avec passion !
« Haria Krishny ! »
« Haria Ramy ! »
(Ad lib)
Titre original : Зоопарк – «Песня гуру»
Album LV (1982).
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1. Tous ces « да что ты, что ты! » que vous pouvez entendre entre les vers, et que j’ai préféré omettre dans mon adaptation afin de ne pas l’alourdir.
2. Vanga a même marqué la langue russe par le verbe ванговать [vangovat’] ~ « prédire, prophétiser » (généralement comique/ironique/informel)
3. Voir, par exemple, la « Fratrie IOUSMALOS » évoquée dans l’article « Rock-lobotomie, 3e partie », ou le succès que la secte Aum a pu avoir en ex-URSS.
4. Право на рок, ouvrage dans lequel A. Rybine compile des textes écris par Mike en personne, des témoignages d’amis et collègues, ainsi que des articles de fanzines de l’époque.
5. Multi-instrumentiste, auteur-compositeur-interprète et musicien de session ayant collaboré avec de très nombreux artistes de la scène rock russe et ayant sorti quelques dizaines d’albums solo. Peu connu du grand public.
6. Célèbre collectionneur soviétique, fan du groupe Beatles, adepte et héraut de philosophies new-age.
7. Mike introduit la chanson en des termes similaires sur le bootleg Жизнь в зоопарке [La vie dans le zoo] (1984), mais il y omet le parallèle avec Vyssotski.
8. А. Кушнир, 100 магнитоальбомов советского рока. Publié pour la première fois en 1990, ce livre a été complété et réédité à plusieurs reprises.
9. Guitariste du groupe Kino.
10. А. Рыбин «Майк. Время рок-н-ролла» (éd. «Амфора», 2010)
11. Bobrouïsk (ou Babrouïsk) : ville bélarusse célèbre pour ses pogroms et son apparition dans le roman satirique « Le Veau d’or ». La ville y est simplement mentionnée comme point de rendez-vous des « Trente fils et quatre filles du lieutenant Schmidt », organisation d’escrocs soutirant à l’État des compensations pour la mort de leur soi-disant père, un révolutionnaire de la première heure fusillé en 1906.
12. Portveïn : en russe, ce terme désigne n’importe quel vin muté, à base de raisin ou d’autres fruits, souvent d’une qualité douteuse (et donc bon marché).
13. Je peine ici à traduire le jeu de mots reposant sur l’ambiguïté de la formule en russe : сесть в лотус peut aussi bien dire « s’asseoir en [position du] lotus » que « s’asseoir dans un lotus [fleur] ».
14. « Lotos » est une marque de lessive apparue à l’époque soviétique qui se vend toujours dans de nombreuses déclinaisons de nos jours.
15. Haria Krishny : littéralement « la tronche de Krishna ». Haria Ramy : « la tronche du cadre » (le mot « rama » désigne en russe un cadre de tableau/photo/etc. ou une armature/carcasse métallique comme celle d’un vélo)

Illustration de Vassia Lojkine.