Nol’ — «Je marche, je fume» (Pour vivre heureux, vivons perchés)

Dans la spirale historique de la Russie, il y a deux époques qui se font écho de manière particulièrement vibrante : les réformes de la NEP, la Nouvelle Politique Économique juste après la guerre civile (1922 à 1928) [1] et, quelques décennies plus tard, la libéralisation économique lancée avec la perestroïka et achevée sous Eltsine. Difficile de dire si, conformément à l’adage établi par un célèbre philosophe, l’une ou l’autre aurait été davantage une tragédie ou une farce, ce qu’on peut simplement constater, c’est que les œuvres artistiques de l’Union Soviétique post-stalinienne avaient tendance à romantiser l’aspect « truand » de la NEP, sa luxure et sa débauche, avec l’aval et le soutien croissants de la propagande officielle. Du charmeur mais encore tragique personnage d’Ostap Bender porté à l’écran dans les années 1960-70 aux plates bouffonnades comme « Les rêves d’un idiot » [2] dans les années ‘90, le degré de complaisance évolue, en général, de manière inversement proportionnelle à la moralité et au talent des réalisateurs.

C’était dans l’air du temps, conséquence logique des décennies de décisions idéologiques et politiques : l’approbation d’une grande partie de l’élite créative, désireuse d’assouvir ses propres pulsions et de satisfaire celles de ses spectateurs, était gagnée d’avance. Des genres jusqu’ici cantonnés à l’underground comme l’épouvante et la pornographie gagnent accès à un plus large public, tout d’abord sous une forme encore vaguement contrôlée et restreinte, puis totalement débridée après la chute de l’URSS. Les libertés économiques et artistiques sont en symbiose, et les généreux mécènes soutiennent les jeunes talents : ainsi, Sergueï Mavrodi, à la tête de la compagnie « MMM », la première et la plus mémorable des pyramides financières dont souffrira la population de l’époque, contribue largement à produire le film Gongofer (1992) [3] du jeune réalisateur Bakhyt Kilibaïev. Ce dernier, à son tour, est un grand amateur du groupe « Nol », et la bande-son de son nouveau film sera composée en exclusivité de leurs titres.

Il décide de profiter de son financement et des moyens techniques mis à sa disposition pour réaliser, en parallèle, un clip vidéo sur un gros tube de l’époque, la chanson « Je marche, je fume » de ce même groupe Nol’. Son leader, Fiodor Tchistiakov, de son propre aveu [4], n’a jamais considéré cette composition comme importante dans son œuvre, elle n’était qu’une chansonnette sans prétention dans son album « Chansons d’un amour sans retour envers la terre natale », prétexte pour de superbes solos d’accordéon, certes, mais perdue au milieu de textes et de compositions plus lourdes d’émotions et de sens. Il ne s’est pas non plus impliqué profondément dans le processus de création du clip, qui était une initiative de Kilibaïev : les copies qui ont survécu portent toutes, en bas de l’écran, le logo de « MMM », connu avant tout pour ses campagnes publicitaires mensongères, cyniques et lobotomisantes visant à promouvoir l’arnaque de masse. Tchistiakov, après la tragédie de 1992 [5], décide de mettre au placard ses titres célébrant la drogue, mais tributaire de son succès d’antan, diffuse tout de même le clip aujourd’hui sur sa chaîne YT, avec le logo « MMM » masqué à la va-vite par une palissade de pixels portant le nom du groupe.

Quelles qu’aient pu être les motivations des uns et des autres et leur sentiment face à celles-ci avec le temps passé, nous avons devant nous un instantané de cette époque, où des artistes, trop occupés à célébrer leur liberté démoniaque nouvellement acquise, ignorent la violence sociale qui leur sert de toile de fond, préférant l’enjamber quand elle leur tombe sous les pieds, ou s’en délectent même, devenant les pionniers de la déchéance.

Nol’ – « Je marche, je fume »

Je reviens chez moi, un soir
Du hachisch plein les poumons,
La vie devient tellement belle,
Et autour tout sent si bon…

Je marche, je fume… (ter)

Et dans mes oreilles,
Les feuilles jouent la java,
Et un brouillard recouvre
La rivière Néva.

Sur la rivière Néva y’a un brouillard,
Et sur l’herbe aux fous [6] y’a un brouillard
Sur la rivière Néva, y’a un brouillard,
Et sur l’herbe aux fous, pam-param-pam!

Je marche, je fume… (ter)

Je passerai rue des Abricots, je tournerai rue des Raisins,
Et dans la rue Ombragée, je resterai un peu à l’ombre. [7]

Je marche, je fume… (ad lib)

Titre original : Ноль – «Иду, курю», 1991.

***

1. D’un point de vue législatif, la NEP ne prendra fin qu’en 1931, mais dans la pratique elle s’achève en grande partie avec le début du premier plan quinquennal.

2. Titre original : Мечты идиота (1993). Cette co-production russo-française s’inspire également du Veau d’Or d’Ilf et Petrov, mais de manière si vague et vulgaire qu’elle est assez universellement considérée comme un navet par les critiques et amateurs de cinéma russe. Le chanteur Sergueï Krylov (1959-2009), qui y tient le rôle principal, est un personnage de l’époque assez haut en couleurs qui mériterait un article à lui tout seul (un jour, peut-être…)

3. Гонгофер, « film mystique, comédie noire avec des éléments d’absurde et de nécroréalisme » (Wikipédia). Le « nécroréalisme » est une scène underground née au début des années 1980 à Leningrad, et fascinée, comme son nom le suggère, par le morbide et le gore.

4. Voir, par exemple, les extraits cités sur la page https://song-story.ru/idu-kuryu-nol/ , mais également toute interview plus ou moins récente avec Tchistiakov où la question est abordée.

5. Pour plus détails sur cette sordide histoire et la reconversion qui a suivi en Témoin de Jéhovah, voir la traduction du morceau « Supprimez les témoins ».

6. En russe dourman-trava (дурман-трава), de дурманить, « abêtir, rendre fou,  envoûter». Parfois utilisé, comme dans ce texte, pour faire référence au cannabis, mais ayant son origine dans le nom vernaculaire de la datura (plante vénéneuse également connue en français comme l’«herbe du diable» ou «l’herbe aux fous»).

7. Ce couplet est une citation directe de la chanson de Iouri Antonov, «Dans la rue des Marrons»  (Юрий Антонов – «На улице Каштановой», 1983)

Sans titre
Illustration de Vassia Lojkine.

Laisser un commentaire