« Le cirque est parti, mais les clowns sont restés »
– dicton russe
Ça fait un bout de temps que j’ai renoncé à essayer de commenter régulièrement les actualités politiques et sociales russes : je ne le faisais avant, déjà, qu’aux très grandes occasions où j’estimais que je pouvais ajouter un point de vue un minimum original (dans la sphère francophone, du moins) et souvent, en réalité, ça se résumait à du sarcasme et des railleries pas très habiles qui ont, en plus, fini par se tarir.
Ces derniers mois ont toutefois été très tentants : entre la réforme constitutionnelle et «l’affaire du Réseau», en passant par le cas Pavlenski, il n’y a qu’à tremper sa plume dans la merde abondamment étalée et gribouiller du contenu facile qui, au mieux, récoltera des réactions tout aussi peu réfléchies. Il y a environ un an, j’avais même failli parler de Maria Baronova : figure bien connue de l’opposition libérale, elle a passé presque une décennie à soutenir Alekseï Navalny, Ksenia Sobtchak et consorts, se hissant elle-même aux premiers rôles dans la «Russie Ouverte» de Mikhaïl Khodorkovski, pour finalement faire volte-face. Son passage à l’ennemi (en tant que membre de la rédaction de RT et en tant que présentatrice à la télévision nationale) a bien évidemment provoqué moult remous de substances malodorantes, entre les ricanements du camp pro-Poutine sur la faiblesse de conviction des libéraux et les dénigrements des anciens alliés de Baronova, qui étaient nombreux à ne pas partager ses prises de positions récentes (notamment sur la question de la Crimée).
Au mois de mars de cette année, c’était au tour de K. Sobtchak elle-même de retrouver la place qui lui revenait de droit à la télévision, avec un nouveau talk-show dans les meilleures traditions de la trash-TV si populaire en Russie depuis les années 1990. Sans grande surprise, la rivalité et les tensions qui existaient déjà entre Sobtchak et les autres figures de l’opposition libérale, en premier lieu Alexeï Navalny, se sont transformées en un franc lancer de crottes : Ksenia s’incruste dans tous les débats entre l’opposition et le pouvoir, essayant de se poser en « troisième partie », Navalny la rembarre en la classant avec Rotenberg et Timtchenko (deux oligarques russes), elle le traite en retour de menteur, puis organise derechef un débat avec Sobol Lioubov, bras droit (ou gauche, je sais plus trop) de Navalny, qui n’aura pas beaucoup plus de substance que leurs échanges sur Instagram.
Mais si peu se sont étonnés de voir Sobtchak, starlette scandaleuse et fille du mentor de Poutine, retourner sa veste, la naissance d’une autre « personnalité politique » a provoqué un peu plus d’émois, du moins chez le quidam moyen et dans la sphère artistique, et me pousse à sortir de mon mutisme : Sergueï «Shnur» Shnurov, musicien, leader du très populaire groupe Leningrad, a annoncé qu’il comptait devenir candidat à la présidentielle, représentant le «Parti de la Croissance», où se côtoient économistes, avocats, journalistes politiques et autres saltimbanques. Et il est bien évidemment délicieux de lire, dans la presse inféodée au Kremlin, les commentaires de Sobtchak, «ancienne candidate à la présidence», souhaitant bonne chance au «jeune politicien», tout n’oubliant pas de lui rendre quelques piques sur les réseaux sociaux, et officialisant ainsi cet énième transfert entre l’opposition et le pouvoir.
Ksenia Sobtchak et Sergueï Shnurov au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, 2014. Source : Instagram.
En 2003, la troupe comique Kvartet I et le groupe Nestchasnyï Slutchaï parodiaient le style particulier de Leningrad dans leur spectacle Den’ vyborov [Le jour des élections], comédie satirique et musicale («comédie de farce majeure» d’après la définition des auteurs) tournant en dérision les aspects aberrants et pittoresques des «technologies politiques à la Russe», entre populisme débridé, arrangements criminels et folklore local sous forme de vodka, de cosaques et de chansons. Quand la pièce est adaptée en 2007 au cinéma, les créateurs invitent Shnurov et son groupe à interpréter la chanson qu’ils ont inspirée : «Vyborá».
Dans le russe courant, výbor, c’est le «choix», et on utilise le pluriel, výbory, pour dire «élections». L’un des gags récurrents du spectacle et du film, c’est la difficulté de trouver une rime élégante et pertinente avec ce mot : dans ce morceau, les auteurs utilisent donc presque tout le long une déformation populaire: vyborá, qui change la terminaison et déplace l’accent tonique, simplifiant ainsi grandement la tâche. Et quand, à la fin du morceau, vient le moment d’utiliser výbory dans sa forme correcte, ils le font rimer avec pídory – «enculés/pédales», terme carcéral de mépris envers les homosexuels devenu insulte violente et universelle, et dont les russes continuent à trouver l’ambivalence très rigolote [1].
***
PREMIER JOUR
Salon musical.
Audition du groupe Nenormaly [2]
Heure de Moscou : 11:19
J’bois pas une goutte depuis l’matin,
Pasqu’ya les élections demain !
Et je peux pas m’permett’ d’êt’ naze,
Faut mett’ une croix dans la bonne case !
He-ey ! Les gens ouvrent les yeux ! [3]
He-ey !
Un pote s’amène, un gramme en poche,
Mais l’élection, elle est toute proche !
Y’a pas moyen, je ne sniffe rien,
Pour qu’l’élection se déroule bien!
Hey-eh ! Le vote aura bien lieu !
Hey-eh !
Je sais où y’a de la bonne colle,
Mais j’en sniff’rai pas, ras-le-bol,
J’irai dormir la tête claire,
Pour me lever en un éclair!
Hey-eh ! J’vais me laver les dents
Hey-eh ! (Et maintenant, les pipeaux!) [4]
Et le grand jour arrive enfin,
J’tiens dans mes mains un bulletin !
Sans hésiter une seule seconde,
J’mets une croix contre tout le monde ! [5]
Hey-eh ! J’touche pas aux enfoirés !
Hey-eh ! J’amais j’vous élirai !
Hey-eh ! Le vote suit son cours !
Hey-eh !
Élections, élections,
Les candidats sont des gros cons !
– Je n’ai pas très bien compris… c’était quoi ça ?
– C’est la version courte de notre chanson…
– Parce qu’il y a une version longue, en plus ?
– Oui, on a une version longue, à la fin on joue [avec le public] : « élections, élections… », les gens, ils aiment ça…
– Vous avez déjà interprété ça en public… ?
– Oh bah mille fois, comme au festival a Serpoukhov, «Le rock contre tout» [6]. À la fin, ils ont même inscrit ça au laser sur les nuages, c’était très joli…
– Et dites-moi, cette dernière phrase, on peut la virer ?
– Laquelle ?
– Ben celle-là, à la fin, avec les…
– Ah non, on peut pas, c’est pour elle qu’on a écrit tout le reste.
Titre original : Ненормалы (Несчастный Случай) – «Выбора»
Tiré du spectacle День выборов – Квартет И
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[1] Outre ce morceau de Zakhar May, il y a au moins deux blagues populaires qui reposent entièrement sur cette ambiguïté :
Un type revient après un séjour en prison dans son village natal, il discute avec un de ses amis :
– Alors, dis-moi, c’est vrai que là-bas, en tôle, y’a beaucoup de pidarasy (homosexuels) ?
– Oh ben t’imagines pas : une fois, je me les gelais en hiver, et y’a un type qui vient me voir et qui me dit : «Si tu veux, je te file mes moufles, mais tu me laisses t’enculer»…
– Et alors ?
– Et alors, il m’a enculé, et il m’a jamais donné les moufles, si c’est pas un pidaras (salaud) après ça !
– Quel est donc ce bruit dehors, Barrymore? [en référence au personnage de valet stoïque popularisé par l’écranisation soviétique du Chien des Baskerville]
– Une gay-parade, Sir.
– Et qu’exigent-ils, Barrymore ?
– L’amour entre gens de même sexe, Sir.
– Et quelqu’un leur interdit ?
– Non, Sir.
– Pourquoi continuent-ils à faire du bruit, alors ?
– Ce sont des pidarasy, Sir.
[2] Jeu de mots entre nenormalyï (anormal) et neformal, terme par lequel on désigne en russe les membres de diverses sous-cultures urbaines (des hippies au emos en passants par les punks).
[3] Dans le texte russe, il est sujet d’une augmentation du pravosoznanie, littéralement «conscience/perception du droit», un terme aux origines juridiques souvent utilisé dans la langue de bois politique au sens « la conscience de vivre dans un état de droit et/ou une contribution active à ce dernier »
[4] Le terme doudki, que le chanteur utilise ici pour annoncer la partie de cuivres, signifie littéralement «flûtes». Il peut aussi être utilisé comme interjection (doudki!) pour dire «balivernes!», «mon œil!», etc.
[5] À l’époque où la chanson est écrite, toutes les bulletins étaient encore dotés d’un choix «contre tous», sorte de vote blanc actif comptabilisé séparément, et annulant les élections s’il remportait la majorité, ce qui est arrivé à quelques reprises lors d’élections parlementaires (le parlement russe est élu avec un mélange de suffrage proportionnel national et de suffrage majoritaire local). Cette option sera supprimée en 2006 ; en 2014, le parlement donne de nouveau la possibilité aux autorités régionales d’introduire une case «contre tous» lors d’élections locales.
[6] «Le rock contre X» est un vieux mème dans la musique russe : «Le Rock contre la drogue» était la devise du « Moscow Music Peace Festival », qui s’est déroulé les 12 et 13 août 1989 à Moscou et a réuni des stars occidentales du hair-metal encocaïné en vogue sur MTV à l’époque : Bon Jovi, Mötley Crüe, Scorpions, Ozzy Ozbourne, Skid Row ou Gorky Park.
Peu après, il y a eu «Le rock contre la terreur», un festival qui s’était déroulé le 6 avril 1991 à Moscou, au palais omnisports « Kryl’ia Sovetov ». Organisé à l’initiative de G. Soukatchiov et A. F. Skliar avec la participation des groupes Kalinov Most, AVIA, Va-Bank, Auktyon, Brigada S, DDT, Tchaïf, Nautilus Pompilius… Ce festival est entre autres connu pour avoir été l’un des premiers où la sécurité n’était pas assurée par la milice d’état mais par une compagnie privée… constituée de cascadeurs !
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Les représentants de l’élite artistique écrivent une LETTRE OUVERTE
Illustration de Vassia Lojkine
Excellent billet.
C’est vrai qu’il s’est passé tellement de choses. La soudaine vocation politique de Shnur est l’une des plus remarquables et dérisoires.
Merci 🙂
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