Peu de sens se perdent, dans une traduction consciencieuse. C’est juste que, de temps à autre, pour retranscrire un verbe, il vous faudra une phrase, pour expliquer un concept, il vous faudra deux-trois chansons, et si vous voulez ne serait-ce que commencer à cerner un personnage, vous devrez lui consacrer un paquet de billets et de liens. On apprend parfois au traducteur que la note de bas de page est un aveu d’échec, alors qu’elle n’est qu’un aveu de manque de temps et d’espace, si l’essentiel pour vous est le sens. Traduire des chansons permet d’atténuer le seul véritable écueil de la traduction littéraire et poétique, à savoir la dynamique et la sonorité du texte original : quand j’adapte une chanson, même si j’essaye, tant bien que mal, d’en singer le rythme et les rimes, je n’ai pas forcément besoin de vous expliquer toutes les consonances, les échos des idiotismes [1], la profondeur des voyelles, le raclement dans la gorge, vous les avez en version audio.
Le traducteur n’est, au fond, qu’un aimable plagiaire, escroc intellectuel parmi les escrocs intellectuels, il doit son utilité au choix de ses mots, mais aussi au choix de ses textes et références, à la manière dont il présente le contexte, que ce soit en introduction ou en bas de page. Lors de ses concerts, Vyssotski introduisait ou commentait souvent lui-même le contexte de ses chansons, les pistes de réflexion qu’elles proposaient, parfois dans de longues digressions. Dans l’introduction traduite ci-dessous, il présente le morceau avec une histoire rigolote qui a inspiré l’écriture de ce morceau, et impliquant la célèbre poétesse Akhmatova et le poète et plagiaire occasionnel Jouravliov, dont on ne se souvient guère que dans son Tambov natal.
D’habitude, je chante mes chansons par «séries», par exemple j’ai une série sur la guerre, une série «sportive», j’ai également une série «poétique» : une série de chansons sur la poésie. Une des chansons de ce cycle, la toute première, s’appelle «La visite d’une Muse» ou «La chansonnette du plagiaire». Certains amateurs parmi vous ici connaissent cette chanson, mais pour ceux qui ne connaissent pas, je vais vous raconter une courte histoire: Il se trouve qu’il existe des gens qui s’attribuent les œuvres et les idées d’autres gens, ils s’appellent les «plagiaires»… En somme, c’est du vol, mais en version subtile, intellectuelle. Il y a même eu un cas, comme ça, où le poète Vassili Jouravliov avait publié dans le journal «Octobre», je crois bien, un poème qui, comme on l’a su plus tard, appartenait à Anna Akhmatova. On lui demande : «Vassili, pourquoi tu as fait ça ?», et lui il dit : «je sais pas trop, il s’est infiltré un peu tout seul», puis il a ajouté «franchement, la belle affaire, elle n’a qu’à en prendre deux des miens, ça ne me dérange pas».
– Concert à Kazan, le 18 octobre 1977.
La dernière citation («elle n’a qu’à en prendre deux des miens») est probablement apocryphe, c’est-à-dire inventée par Vyssotski pour donner une chute comique à son histoire. Jouravliov a cependant bien prétendu que le poème s’était «infiltré» à son insu : «Il y a très longtemps, ne comptant pas sur ma propre mémoire, j’ai recopié un huitain [d’Akhmatova] qui m’avait plu. Et voilà que bien des années plus tard, en triant mes archives du front, j’ai découvert cette miniature, et je l’ai apportée à la rédaction du journal “Octobre”, sans me douter qu’elle ne m’appartenait pas. Un malentendu déplorable, une bévue impardonnable!».
Le poème ayant été écrit en 1915, et ne faisant pas partie des plus connus de la poétesse, cette excuse pourrait presque sembler plausible, mais des rumeurs commencent à circuler: Iouri Vlodov, poète et écrivain à la biographie encore plus floue, affirme qu’il a été le nègre littéraire de Jouravliov, et quand ce dernier a refusé de partager ses honoraires, il lui a refourgué ce poème pour se venger. L’écrivain et prêtre Mikhail Ardov rapporte, dans un de ses livres, une rumeur selon laquelle Jouravliov conduisait des séminaires à l’Institut littéraire de Moscou: la vengeance proviendrait en fait d’un des étudiants auxquels il avait pour habitude d’acheter des poèmes. Quoiqu’il en soit, sa réputation ne s’en relèvera pas, et sera définitivement anéantie par le morceau de Vyssotski, quelques années plus tard.
Il y a une chose, par contre, que Vyssotski n’a pas besoin d’apprendre à un russophone: la portée du poème «Я помню чудное мгновение…» – «Je me souviens de l’instant merveilleux…», plagié à la fin de la chanson par son protagoniste. Réveillez n’importe quel Russe dans la nuit, demandez-lui de vous réciter de la poésie, et il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse de l’introduction de cette ode de Pouchkine à la belle inconnue. Par contre, demandez, à n’importe quelle heure à une personne, même «cultivée», de donner le titre original de l’œuvre (K***) ou de vous déclamer les cinq autres quatrains, et elle aura probablement plus de mal [2].
Je me souviens, l’instant de grâce
Quand devant moi tu apparais,
Telle une vision fugace,
Tel un génie de pure beauté.
C’est ainsi que j’avais tenté d’adapter le premier quatrain : cette adaptation ne peut pas rendre hommage à l’élégance (et à la mesure parfaite) de l’original, mais elle vous aide à comprendre que dans sa satire, Vyssotski veut désarmer le plagiat en lui ôtant son sens : le plagiaire ne vole que les deux premiers vers qui, du coup, ne riment avec plus rien d’autre que la chute égocentrique de sa complainte aigrie. Dans certaines versions, VV changeait, dans le troisième couplet, le nom d’un des célèbres poètes visités par la Muse: Blok reste pour la rime, mais Pouchkine se métamorphose parfois en Balmont, poète et traducteur symboliste russe parti vivre en France après la Révolution.
J’ai choisi, dans mon adaptation, de remplacer ces poètes par Baudelaire et Mallarmé, pour la facilité des rimes. Arrivé à la chute, je me suis retrouvé confronté au problème suivant: existe-t-il un poème universellement connu des francophones, avec des rimes croisées ou embrassées, parlant de la vision fugace d’une passion amoureuse ? Quand on me dit «poème universellement connu des francophones», déjà, je ne peux guère penser qu’aux «sons longs des violons de l’automne», ou au Pont Mirabeau, et je me suis donc retrouvé réduit à essayer d’encastrer un bout de l’Apparition de Mallarmé vaguement similaire à l’original :
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Un point positif : comme Vyssotski lui-même déformait Pouchkine pour le faire rentrer dans le rythme de sa chanson, je n’avais pas non plus besoin de respecter Mallarmé à la lettre. Enfin, dans certaines versions, VV rajoutait un dernier couplet que je n’ai jamais réussi à adapter :
Même si je ne suis pas encore membre de l’Union [des Écrivains]
Je suis suivi de rumeurs peu flatteuses,
Mais je te remercie, Ô Muse,
Pour ces mots impérissables !
[1] J’entends bien entendu par là un idiotisme au sens linguistique, çàd une structure grammaticale particulière à une langue. Par exemple, dans la traduction de la «Ballade de la lutte», j’ai préféré laisser tomber les tentatives de retranscrire le rythme (et la répétition) de formules comme chto po tchiom, littéralement : «quoi pour [/vaut] combien», et me cacher derrière des «vrais prix des choses» et des «vérités amères».
[2] C’est illustré de manière assez emblématique et rigolote dans la série télévisée «Brigada» : quand le héros, gangster à la petite semaine mais futur caïd de la bratva, la mafia russe, fait la cour à sa future épouse, violoniste de bonne famille, il récite le premier quatrain, légèrement déformé, en remplaçant tchistoï (pure) par tchisto (mot-parasite comparable à «genre, «style»).
***
J’vais exploser, comme trois cent tonnes de dynamite,
D’un colère stérile je suis chargé :
Une Muse m’a aujourd’hui rendu visite
Elle m’a rendu visite, elle est restée un peu, puis elle a pris congé
Elle a pour ça des raisons, et des bonnes,
Je ne peux que ravaler mes sanglots.
Imaginez : une Muse visite la nuit un homme
Dieu sait c’que les gens pondront comme ragots !
Mais je me sens dépité, solitaire
Car cette Muse – et des gens peuvent le confirmer –
Passait des jours entiers chez Baudelaire
Et s’enfermait tout l’temps chez Mallarmé
Je cours vers le bureau à grandes foulées
Mais – sauve-moi, Seigneur, et sois clément ! –
Elle est partie, l’inspiration s’est envolée
Et cinquante balles [4] : pour le taxi, probablement.
Je tourne dans la pièce comme un ours en cage
Mais qu’elle coure la Muse, comment lui en vouloir ?
Elle est partie vers de plus beaux rivages,
Chez quelqu’un qui sait bien mieux recevoir
L’énorme gâteau tout cerné de chandelles
Est comme moi, ratatiné par le chagrin.
Le cognac que je gardais exprès pour elle,
J’l’ai bu avec ces enflures de voisins.
Les années passent, périssent les listes noires
Je baille d’ennui et j’ai oublié cette affaire.
L’est partie à l’anglaise, sans dire au r’voir,
Mais elle m’a quand même laissé deux vers !
Voici deux vers – c’est génial, ça crève la vue
À moi bouquets, lauriers, célébrité –
Voici deux vers :
«Et quand le soir, tu m’es en riant apparue
J’ai vu la fée au chapeau de clarté»
Titre original : Владимир Высоцкий – «Посещение Музы, или Песенка плагиатора» (1969)
[4] Dans le texte original, il s’agit de «trois roubles», à une époque où le kilomètre de course en taxi en URSS coûtait 9 kopecks (le prix passera à 19 kopecks en 1973).
***
Vladimir Vyssotski et Marina Vladi, Paris, années 1970 (?).
tres belle adaptation. chapeau!
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Merci beaucoup pour le compliment.
Je dois avouer que, dans mon éternel masochisme autocritique, même si j’ai un peu rectifié deux couplets dans cette nouvelle version, je ne suis toujours pas totalement satisfait du résultat :
– la grosse approximation dans la syntaxe à la fin du quatrième couplet est toujours là : «Elle est partie, l’inspiration s’est envolée // Et cinquante balles [se sont envolées] : pour le taxi, probablement.» En russe, il est naturel (et si je ne me trompe pas, grammaticalement correct) de conjuguer au singulier à la place du pluriel quand on dit «trois roubles» en sous-entendant «billet de trois roubles». Le rythme ne me permet pas vraiment de caser «un billet de X». Comme tout les autres références nationales étaient déjà «relocalisées» en France, je ne pouvais pas garder la devise d’origine. Je n’ai pas réussi à trouver le prix du km en taxi en France en 1969, mais quand on compare au salaire mensuel moyen d’un employé, 50 Francs et 3 roubles sont du même ordre de grandeur (environ 0,5% et 0,3% d’après les chiffres que j’ai pu trouver). Et, bien évidemment toute cette histoire d’argent est une grosse allusion à la relation pécuniaire que Jouravliov aurait entretenu avec sa véritable «Muse».
– Le cinquième couplet est toujours très «bof meh» à mon avis, on doit certainement pouvoir l’améliorer, sauf que je ne vois pas comment. Mais, comme nous l’explique si bien VV, la Muse est capricieuse et volage… peut-être que dans huit ans elle repassera me souffler les bons mots.
– Dans ma précédente version du 6e couplet, «ces connards» me dérangeait car il collait plutôt mal au ton de la chanson (le terme qu’utilise VV est «сволочи» ~ «salauds», «ordures», «fumiers»). Le rythme ne s’est pas amélioré, mais ça fait partie des compromis de cette traduction et de beaucoup de mes autres adaptations : ça ne se chante pas sur la mélodie d’origine et certains passages sont même impossibles à déclamer en rythme sans «forcer» un peu les accents toniques.
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