Dans la langue russe, malgré ses mécanismes parfois remarquables (ah ! ces verbes de mouvement !) et son vocabulaire fleuri, il y a une nuance qui se perd presque totalement : celle des articles, pour la simple et bonne raison qu’ils n’existent pas. J’aime l’illustrer par cette vielle blague où Pét’ka, jeune recrue de l’Armée Rouge, demande au légendaire commandant Vassili Tchapaïev la signification du mot « nuance ». Dans l’esprit paillard des histoires populaires dont il est le héros, Tchapaïev enfonce son pénis dans l’anus de Pét’ka, et conclut sur la chute suivante :
«У тебя хуй в жопе, и у меня хуй в жопе, но есть нюанс. »
« Tu as [une] bite dans [le] cul, et j’ai [la] bite dans [un] cul, mais il y a une nuance. »
Pour parler de ce que d’aucuns qualifient d’humour douteux, j’aime la notion de « l’humour au degré un et demi », quand la beauferie (au sens large : racisme, xénophobie, misogynie, etc.) est traitée avec suffisamment de complaisance (ou de maladresse) pour que le beauf (le « bydlo » russe est d’ailleurs issu d’un mot polonais signifiant « bœuf ») puisse la prendre au premier degré, voire s’identifier au « héros » de l’œuvre. Ça se rapproche, dans l’idée, de ce que l’on appelle, sur les Internets, la « loi de Poe », quand une parodie, volontairement ou pas, peut ne pas être reconnue comme telle.
Les Russes n’ont absolument pas le monopole du concept (sur un thème et dans un esprit très similaires aux morceaux traduits ci-dessous, vous pouvez écouter « Speak English or Die » ou encore « Fuck the Middle East » des Américains de S.O.D.), mais ils abritent quelques piliers du genre, et beaucoup d’artistes populaires s’adonnent à l’exercice, par exemple Sémion Slépakov avec « La femme dans un Lexus » ou « Je veux un Hatch [terme insultant pour désigner un ressortissant du Caucase] ». Un autre exemple très célèbre, pastiché à la fin du premier morceau («Bouchtroux le Gardien»), ce sont les personnages de Ravchane et Djamchoute, issus de l’émission satirique « Nasha Rasha [1] » : deux « gastarbeiters », des ouvriers immigrés d’Asie Centrale maladroits et peinant à communiquer avec leur chef de chantier [2].
Dans le genre « piliers de l’humour douteux », Krasnaia Plesen’ se pose en pierre angulaire : si vous voulez jeter un froid dans vos relations avec vos amis intellos russophones, dites-leur que vous aimez bien KP et leur humour de « kolkhozien » [3]. KP, c’est une espèce d’éponge absorbant les pensées les plus crasses du folklore et de l’imaginaire soviétiques et russes, et ce à un rythme stakhanoviste : depuis sa création, au début des années 90, le groupe a publié une soixantaine d’albums, et s’il y a une chose dont ils sont particulièrement fiers, c’est de jouer sur la « première pelle-guitare au monde » (existe aussi en version râteau).
Il y a une dizaine d’années, paraissait dans la Pravda un article intitulé «Les punks ne mourront jamais», traitant du mouvement punk dans son ensemble. En abordant certains de ses représentants russes, la journaliste affirmait qu’il existerait en France une certaine « Hélène Piaget » (Piager ? Pillaget?), « chercheuse française en punk russe, professeure d’anthropologie sociale à la Sorbonne » qui, dans ses travaux, aurait comparé l’esprit de l’œuvre de KP, et celle d’un autre célèbre représentant du lyrisme russe explicite et décalé, le groupe « Huï Zabeï », à l’esprit absurde dont le célèbre poète Daniil Harms fut l’un des représentants les plus illustres.
L’article, malheureusement, ne fournit aucun lien vers les travaux mentionnés, et à ce jour, malgré mes recherches, je n’ai pu trouver aucune trace de ladite Hélène ou de sa thèse. J’en profite donc pour conclure ce billet par un timide appel à témoins : dites-moi qu’il y a vraiment quelqu’un qui a comparé Krasnaia Plesen’ à Harms et que la Pravda ne nous a pas menti.
[1] « Notre Russie ». « Rasha » est une déformation de l’anglais « Russia », une manière informelle et généralement condescendante de désigner la Russie. Variante : « Rashka »
[2] Je ne suis pas un grand fan de l’émission, mais j’ai l’impression qu’au fil du temps, ils ont abandonné le gimmick qui consistait à terminer un sketch avec un dialogue intellectuel et raffiné de deux héros dans leur langue natale, pour ne garder que les borborygmes et le parler « petit-nègre ».
[3] Le kolkhoze symbolise la campagne profonde et ignorante. « Kolkhoznik » est plus ou moins l’équivalent de notre « bouseux » national.
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Krasnaia Plesen’ – « Bouchtroux le gardien »
[Intermède]
[Contrôleuse] « Le monsieur avec les noix [4], faut payer pour le trajet ! »
[Passager] « La contrôleuse [5] avec la moule, j’ai mon abonnement [6], tout roule ! »
Bouchtroux le gardien bourré
Rampe sur les pavés du boulevard.
Derrière lui court une horde
De gastarbeiters armés et braillards.
Il a voulu leur refourguer
Un vibro et une tronçonneuse,
Mais ils ne marchent pas du tout,
C’est pourquoi ses valseuses
Vont se faire éclater
Oui !
Les valseuses !
Éclater !
Les valseuses !
Par les gastar-beiters !
Ils l’ont cogné très fort,
Avec les pieds et les coudes aussi.
Puis sans faire exprès,
Ils lui ont explosé les gencives.
Bouchtroux le gardien bourré
Voulait leur expliquer en vain
Que si t’appuyais sur le bouton,
Ben le vibro, il marchait très bien.
Mais les gastarbeiters ne pigeaient
Pas un fichu mot de russe !
Et ils n’ont donc pas hésité
À le cogner encore plus !
Bouchtroux le gardien bourré
Grimace, prostré dans la rue,
Un vibro derrière la joue [7]
Et une tronçonneuse dans le cul.
Scrutant le ciel, tout pensif,
Il se dit, en se grattant l’anus
Que tous les sales basanés (oui!)
Doivent étudier la langue russe (oui!)
Étudier !
La langue !
Russe !
Tous les Bougnoules !
Oui !
« Patwon, il nous a vendu les phallocunigilis défectueux, avec quoi on va vibrer bétonneuse-ciment, patwon, avec quoi ? Avec quoi on va vibrer bétonneuse-ciment ?
[Applaudissements, cris enthousiastes]
« Ouais ! Trop fort ! Ça troue le cul comment c’est trop fort ! »
[4] Une autre chose qui manque à la langue russe, ce sont de bonnes vieilles « couilles » à la française. Le seul mot utilisé pour désigner les testicules est « iaitsa », littéralement « [les] œufs », et transcende à peu près tous les registres de langue ; même dans le langage médical, la seule alternative au latin est « iaitchki » (petits œufs). Cette pauvreté lexicale est contrebalancée par le nombre de jeux de mots pourris qu’on peut faire avec un œuf.
[5] Kondouktor/kondouktorsha (je pense que KP utilise ici le masculin pour des raisons de rythme) – conducteur ou contrôleur dans un transport en commun (cumulant parfois les deux fonctions), on pourrait rapprocher ce concept du désuet terme « receveur/receveuse » en français.
[6] Proiezdnoï, de proiezd ~ « trajet parcouru ».
[7] Le zachiekanets, « celui qui l’a [/la prend] derrière la joue » a une signification particulière dans l’imaginaire carcéral et collectif russe, car c’est une des manières de désigner les personnes « rabaissées », ç-à-d forcées à un acte homosexuel. Accessoirement, quand vous parlez à des truands russes, évitez de leur dire que vous aimez les gaufres (vafli) ou que votre animal favori est le coq (pétouh).
Titre original : Красная Плесень – «Сторож Затычкин»
Album : ЖеZZZть (Ça déchire / Ça craint), 2008
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Krasnaia Plesen’ – « Le Pistolet »
Je marche tranquillement, une clope entre les dents,
Je fais chier personne, et je n’emmerde pas les passants.
Mais une bande de voyous me barre la route d’un coup :
« Allez mecton, vas-y aboule le flouze »
Sur moi, évidemment, je n’ai pas de blé
Par contre dans ma poche, il y a un petit secret.
« Quel foutu secret ? Putain, arrête de délirer ! »
Ce petit secret, je vais vous le révéler,
Parce que c’est un Makarov-pistolet ! [8]
Ein, zwei, drei! Feuer!!! [9]
Trois petits cadavres s’envolent dans les buissons,
Ils n’ont pas eu de pot aujourd’hui ces garçons.
Trois nénettes ne reverront plus leurs chéris,
Trois héros perdus pour ma Patrie.
Comment l’économie se passera-t-elle de ces héros ?
Tout ira, putain, à vau-l’eau !
Qui va détrousser les pauv’ gens dans la rue,
Et après aux flics payer un tribut ?
Les concessionnaires n’auront plus de boulot
Parce que les flics n’achèteront plus d’autos.
Et faudra alors fermer plein d’usines !
T’imagine tous ces chômeurs ? J’hallucine !
C’est pour ça que la vente du Makarov-pistolet
Dans notre pays n’est pas autorisée,
C’est pour ça que nos citoyens sont foutus
Si jamais ils veulent se défendre dans la rue !
Ein, zwei, drei! Feuer!!!
Ein, zwei, drei! Feuer!!!
[8] En russe, l’inversion est tout aussi peu naturelle et n’est là que pour faciliter la rime, du coup dans mon adaptation je ne me gêne pas non plus…
[9] « Un, deux, trois ! Feu ! » (allemand).
Titre original : Красная Плесень – «Пистолет»
Album : ЖеZZZть (Ça déchire / Ça craint), 2008
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«Guirlande électrique»
Illustration de Vassia Lojkine
3 commentaires sur “Articles fantômes, humour douteux, et Daniil Harms contre le pistolet Makarov”